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Rencontre avec Charles Gardou

Charles Gardou
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Rencontre avec Charles Gardou

Charles Gardou est professeur à l’Université Lumière Lyon 2 et dispense aussi des enseignements à l’Institut de Sciences Politiques de Paris. À partir d’un itinéraire qui l’a confronté à la diversité humaine dans différents lieux du monde, il consacre ses travaux à la diversité, à la vulnérabilité et à leurs multiples expressions. Il a créé et dirige la Collection Connaissances de la diversité aux éditions Érès, où il est l’auteur de 20 ouvrages.

Il est l’initiateur d’un appel national pour demander à ce que le Président de la République honore, au nom de la France, les 50.000 personnes fragilisées par la maladie ou le handicap, abandonnées à la mort dans les hospices et hôpitaux psychiatriques sous le régime de Vichy.

  • Qu’est-ce qui vous motive dans l’organisation de colloques sur le handicap ?
    Je suis profondément convaincu, que pris dans nos filets culturels, nous manquons, parfois jusqu’à l’excès, d’un projet de production et de diffusion de savoirs. La carence de production, de circulation, de mutualisation de connaissances, appuyées sur la recherche dans les divers domaines disciplinaires, fausse la lecture de  cette réalité bio-psycho-sociale que constitue le handicap.Le manque de savoirs, objectivement fondés, fige les questionnements, les conceptions et les pratiques. En tout secteur, ses conséquences sont lisibles : soin, éducation, emploi, urbanisme, communication, etc. Parce qu’il alimente un océan de mythes et de craintes infondées, il distord le regard porté sur les personnes en situation de handicap, faisant obstacle à leur participation sociale et à un accès équitable au patrimoine commun. Il entretient des formes d’oppression, en même temps qu’il compromet la réussite des politiques sociales et l’application des lois. Il entraîne des décisions incohérentes, à l’encontre même de l’intérêt des personnes, de leur réalisation et de leur bien-être.
  • Comment choisissez-vous les thèmes ?
    Depuis la création d’un laboratoire de recherche sur le handicap en 1994 et le premier grand colloque, un an plus tard, nous concevons l’ensemble de nos travaux, recherches et également les événements scientifiques, non à partir de catégories de déficiences, mais selon 8 domaines de vie (ce dernier mot est essentiel) : Vie autonome et citoyenne ; Vie familiale, affective et sexuelle ; Vie, santé, éthique et déontologie ; Vie scolaire et universitaire ; Vie professionnelle ; Vie artistique et culturelle ; Vie sportive et loisirs ; Vie en situation de grande dépendance.
  • À quels publics ces colloques sont-ils destinés ?
    Ils sont à la fois ouverts à tous et portés par un objectif haut placé : interroger, revisiter et réunir les connaissances scientifiques sur le handicap, pour mettre ce patrimoine au service d’une pensée, d’une recherche et d’une action éclairées. Car, pas davantage qu’en d’autres domaines, les savoirs sur le handicap n’ont pas vocation à demeurer privatifs et uniquement accessibles à ceux qui prétendraient les maîtriser dans une rationalité définie in abstracto, en négligeant ceux qui souhaitent s’en saisir. Pour exigeants qu’ils soient, ils ne sont pas l’exclusivité de quelques-uns mais procèdent d’un processus de construction commune, auquel se trouvent attachés à la fois un devoir de partage et un droit d’accès.
    D’où des trios d’intervenants lors de ces colloques : une personne qui vit le handicap, un professionnel exerçant auprès de personnes en situation de handicap et un chercheur.
    Tout cela ne se conçoit et ne se réalise pas en solitaire, mais avec des collègues partageant la même approche, les doctorants conduisant des recherches sur ces problématiques, les étudiants du master2 Référent Handicap, etc.
  • Peut-on dire qu’ils font partie du « programme universitaire » ?
    Pas en tant que tels mais nous les intégrons à la formation proposée dans le cadre du master 2 Référent Handicap, que je viens d’évoquer. Nous concevons les différents colloques avec ces étudiants, qui se destinent à exercer des responsabilités dans le champ du handicap. Nous procédons de la même manière pour l’événement culturel que nous organisons annuellement, en décembre, autour de la Fête des Lumières.
    Mais,  pour réagir plus globalement à votre expression de « programme universitaire », il y a, de mon point de vue, une nécessité de réel investissement des Universités, des organismes ou centres de recherche, bien au-delà des seuls lieux de recherche médicale. Comment nourrir en effet l’éducation, la formation par de nouveaux savoirs sans octroyer une place significative à la problématique du handicap dans le champ scientifique ? Les universitaires, qui constituent une sorte d’autorité indépendante reposant sur ce que l’on appelle les libertés académiques, ont à exercer un magistère intellectuel.
  • Par ailleurs, vous dirigez la Collection Connaissances de la diversité chez Érès, où vous avez écrit une vingtaine d’ouvrages. Que diriez-vous de la diffusion et des retombées de votre énorme travail ?
    La transformation des représentations et pratiques, toujours d’ordre culturel, est lente. D’autant que le handicap absorbe, comme un buvard, les émotions, les croyances, les superstitions, les peurs chimériques et les fantasmes. Il serait donc illusoire d’imaginer s’en départir rapidement tant la pensée en est pétrie, mais je ne vois pas de chose plus utile que de construire et de transmettre des savoirs. Si ceux-ci ne prémunissent pas, à eux seul, contre tous les obscurantismes, ils limitent l’inclination au préjugement, dont chacun reste, pour une part, esclave. Grâce à la science, même incomplète et imparfaite, je crois que l’on sait mieux ce que nous ne pouvons plus croire ou admettre. De sorte que je fais de l’élaboration et de la circulation des connaissances le levier, insuffisant mais indispensable, d’une conscientisation, d’un changement de point de vue dans les manières de considérer le handicap et de lui apporter des réponses. Je souhaite naturellement que mes travaux y contribuent à leur mesure, faute de quoi ce serait beaucoup de temps et de travail perdus.
  • S’agissant du handicap, quel regard portez-vous sur notre temps ?
    En dépit de progrès indéniables (je pense, entre autre, à la scolarisation des enfants ou adolescents en situation de handicap ; à la prise en compte de la dimension de la vie affective ; à la considération de la parole des personnes concernées, etc.), la marche vers un réel dés-obscurcissement est laborieuse. Il importe que notre temps soit celui d’une plus grande vigilance critique, pour tenter de se libérer d’un enchevêtrement complexe d’imaginaire, d’affects et d’idées reçues. Ce temps doit se nourrir des apports des sciences de l’homme et de la société, des sciences de l’ingénieur, des sciences et technologies de l’information et de la communication, qui viennent se conjuguer aux apports des sciences biomédicales. Il est essentiel que le pluralisme se substitue à la voie unique de la connaissance médicale : le handicap ne peut plus se réduire à une manifestation pathologique, il appelle un « traitement » de la société.
  • Oui, mais que d’écueils…
    C’est vrai, le monde a été et sera toujours traversé par des ombres. Ceci étant, nous pouvons, ensemble, dépasser une vision erronée du handicap, qui nous conduit encore voir de l’extraordinaire là où il n’y a que de l’ordinaire et, par suite, à dichotomiser notre espèce humaine. Cette vision crée en quelque sorte un schisme entre deux « familles » distinctes : au centre, les « conformes », majoritaires ; en périphérie, les « hors normes », minoritaires, formant un groupe, un genre en soi étudié à part.  Cela va à l’encontre même du mouvement inclusif qui fait de la diversité sa substance : pluralité des allures de la vie ; variété des modes d’accès au monde ; multiplicité des expressions de la vulnérabilité, caractéristique de tout règne vivant ; jeu mouvant de situations qui, tour à tour, s’affrontent, s’équilibrent et se surmontent. Enchâssement de destins multiples à la fois communs et différents ; humanité une et multiple. Frontières indistinctes entre des « semblables » singuliers et interdépendants, uniques et unis.
  • Pouvez-vous préciser davantage ?
    Je dirai qu’il est symptomatique d’avoir à le formuler : l’imperfection, les défaillances du corps ou de l’esprit ne dérogent en rien à la condition humaine. Il n’existe pas, d’un côté, une singularité ordinaire et, de l’autre, une singularité extraordinaire. Si les êtres humains ne sont pas identiques, il n’existe entre eux aucune différence de nature fondamentale. Il n’y a pas d’ « être handicapé » mais seulement des êtres multiples, inassimilables les uns aux autres et irréductibles à un seul signifiant. Le handicap n’est autre qu’un mixte de l’unité et du contradictoire : sa présence est le signe patent d’un va-et-vient permanent entre norme et hors-norme, l’équilibre et le déséquilibre. De sorte que cette question apparemment excentrée se situe au centre d’une pensée sur les droits humains, l’éducation, l’accès aux soins, la citoyenneté, la participation sociale, etc. On ne saurait oublier la transversalité et l’universalité qui caractérisent la question du handicap, dont on parle spécifiquement : de l’homme et des sociétés que celui-ci façonne, elle ne laisse rien de côté. Elle en est le miroir grossissant, l’amplificateur.
  • Constatez-vous une hiérarchie dans les façons dont notre société prend en compte les différents types de déficiences et les situations de handicap qui en découlent ?
    Si la loi de 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, basée sur la non-discrimination, vise la reconnaissance d’une même citoyenneté pour tous, ce défi est, certes, plus difficile à relever lorsqu’il s’agit de donner la pleine place qu’elles méritent aux personnes affectées d’une déficience mentale ou psychique. Et, d’un point de vue général, les difficultés d’adaptation de notre société s’accroissent en fonction de la gravité de l’atteinte.
    Au-delà des efforts accomplis, trop de personnes sont encore interdites d’accès à une vie scolaire, professionnelle, sociale ou culturelle et elles restent ainsi sans solution digne. Je pense notamment aux personnes touchées par un polyhandicap, un pluri handicap, une psychose déficitaire ou une épilepsie sévère avec troubles associés. Ce sont les exclus parmi les exclus.
  • Nous approchons des élections présidentielles et vous faites régulièrement des préconisations à l’attention des responsables politiques. Pensez-vous que les candidats sont susceptibles de s’en emparer lors de la prochaine campagne électorale ?
    Si je suis réaliste, certaines initiatives précédentes me donnent toutefois quelque espoir : entre autre, ma proposition, lors de la préparation de la loi du 11 février 2005, de création d’un institut de formation, de recherche et d’innovation sur le handicap, qui a donné lieu à l’observatoire du même nom (ONFRIH), ou encore l’appel national -que vous avez d’ailleurs soutenu et dont vous avez été l’un des premiers signataires- demandant au Président de la République d’honorer, au nom de la France, les 50 000 personnes fragilisées par la maladie ou le handicap, abandonnées à la mort dans les hospices et hôpitaux psychiatriques sous le régime de Vichy.
    En outre, votre magazine a bien voulu relayer mes dernières propositions aux Pouvoirs publics : la première sur l’éducation et ses acteurs ; la deuxième sur la  formation initiale et continue des professionnels de tous secteurs ; la troisième concernant la recherche et la dernière relative aux politiques du handicap dans notre pays.
    Je forme avec vous des vœux pour que la prochaine campagne présidentielle soit à la hauteur des enjeux que soulève cette réalité humaine, qui touche 1 milliard sur les 7 milliards d’humains peuplant aujourd’hui la planète. A l’échelle de notre pays, ce n’est pas moins de 12 millions de nos concitoyens qui vivent le handicap au quotidien.
  • Pourquoi, en la matière, la pensée politique n’évolue-t-elle pas davantage, de même que le discours des médias ?
    Vous avez raison, tandis qu’en d’autres domaines elle est accélérée, la pensée semble retardée dans le champ du handicap. Responsables politiques et médias parviennent difficilement à s’affranchir des idées de centre et de périphérie, d’ordinaire et d’extraordinaire. Ils continuent à faire du handicap une différence radicale, en versant dans une excessive particularisation. Non pas par mauvaise inspiration mais, le plus souvent, par absence de connaissances objectives sur la question. À cet égard, il ne suffit pas de déplorer, mais il faut s’interroger ensemble : pourquoi n’a-t-on pas appris à penser cette question, où niche pourtant une réelle matière à intelligence  collective ? Quelles résistances intellectuelles, culturelles ou sociales freinent ? Comment hâter le pas face à des institutions qui, pour se protéger, peuvent être tentées de développer des techniques d’occultation de la réalité ?
  • Quelles en sont les conséquences ?
    La persistance d’une défaillance de la pensée conduit à des erreurs et des impasses dans les décisions et l’action, à des aberrations parfois, alors que les personnes en situation de handicap espèrent des perspectives neuves et des réponses ajustées. Ils n’attendent pas des propositions standardisées émanant de professionnels d’organismes ou de services  « en chapeaux carrés qui réfléchissent dans des bureaux carrés ». Le défaut d’ajustement mine les désirs de réalisation de soi et de relation, les projets d’une personne et son identité. Il y a des rigidités qui sont des empêchements d’exister, des archaïsmes qui consacrent l’exclusion. La vie attend d’être vécue, pas formatée. Je suis frappé par les dégâts que génère le repli obsessionnel dans une pensée de système.
  • Quelle est, à votre avis, la priorité dans la prise en compte des personnes en situation de handicap, y compris les plus lourdement touchées ?
    La priorité, c’est l’effectivité des droits, en tous domaines, pour tous et pour chacun, quelle que soit la sévérité des dysfonctionnements du corps ou de l’esprit. Aucune exception n’est recevable. Tel est le sens même de la Convention Internationale relative aux droits des personnes handicapées,  adoptée en 2006 par l’Assemblée Générale des Nations-Unies. La France l’ayant signée en 2007 et ratifiée en 2010, elle doit nous servir de guide pour construire ensemble une société inclusive, c’est-à-dire une  société qui remet en cause toutes les exclusivités persistantes. C’est pourquoi j’ai consacré un livre, intitulé La société inclusive, parlons-en ! Il n’y a pas de vie minuscule, aux fondements et enjeux d’une telle société.
    Mais que vise la convention de l’ONU ? Premier instrument international juridiquement contraignant, elle ambitionne de remédier aux privations de patrimoine humain et social, dont les personnes fragilisées par un handicap sont parmi les premières victimes. Car, en dépit du système actuel des Droits de l’homme, censé protéger et promouvoir leurs droits, les normes et mécanismes en place ne parviennent pas à leur fournir une protection adéquate. Malgré divers textes, règles et engagements nationaux ou internationaux, elles continuent, à des degrés divers, à  faire l’objet de violations de leurs droits dans toutes les parties du monde. Peut-on continuer à passer au large de cette  situation de double peine que connaissent les plus vulnérables d’entre nous ?
  • Quels sont vos derniers mots ?
    Je les emprunterai à Joë Bousquet, auquel je me suis intéressé dans  Pascal, Frida Kahlo et les autres… Ou quand la vulnérabilité de vient force, l’un de mes ouvrages. Atteint à la colonne vertébrale par une balle le 27 mai 1918, à Vailly sur le front de l’Aisne, il entre à l’âge de 20 ans dans une existence paralysée. Il s’installe ensuite à Carcassonne, rue de Verdun. Si sa paraplégie et ses ramifications multiples l’inondent de souffrances, cet homme couché, moitié poète, moitié philosophe, marche à travers ses mots. C’est un résistant, qui ne cesse de lutter pour se hisser au-dessus des empêchements de son corps. Voici ce qu’il écrit alors : « L’accident qui mutile un homme ne touche pas aux sources de son existence ; il n’est mortel qu’à ses habitudes ». Une manière de rappeler que, à des degrés divers, tous les humains sont blessés et en quête de liberté. Chacun doit trouver des raisons de vivre, malgré les iniquités, les peurs enfouies, les infortunes, les démêlés avec leurs souffrances physiques et psychiques. On n’en finit pas d’apprendre l’art d’exister.
    Mais permettez-moi de citer encore quelques-uns de ses mots : « J’ai vu de quel néant la vie serait faite si nous n’avions la ressource suprême d’en tirer de l’espoir. Nous avons été mis au monde pour dépasser la vie, pour faire qu’elle soit l’expérience de l’espoir. La vie a des ressources inépuisables pour ceux qui sont faits avec de la vie ». Que pourrais-je rajouter à cela ?

 

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